Il y a des joueurs à qui il suffit de quelques matchs pour marquer les esprits. Dans un rugby qui devient de plus en plus physique à la fin des années 90, Byron Kelleher a rapidement su imposer ses mensurations atypiques à un poste jusque-là majoritairement réservé aux petits gabarits. Par ses charges dévastatrices dignes d’un talonneur, sa vitesse de passe ou ses frasques extra-sportives, le Néo-Zélandais n’a jamais fait dans la demi-mesure et s’est imposé comme l’une des personnalités les plus marquantes de son sport.

Un début de carrière marqué par les échecs en Coupe du Monde

31 octobre 1999. Demi-finale de la Coupe du Monde France-Nouvelle-Zélande. Sur le papier l’opposition est des plus déséquilibrée : d’un côté des Français qui ont peiné à chacune de leurs rencontres y compris contre des nations réputées bien plus faibles (les îles Fidji en poules et l’Argentine en quart), de l’autres les Néo-Zélandais qui ont tout écrasé sur leur passage avec notamment un mémorable 101-3 face à de pauvres Italiens totalement impuissants.
Il faut dire que les finalistes de la dernière édition ayant vu le sacre à domicile de l’Afrique du Sud sont bien décidés à effacer leur déception. Pour y parvenir ils alignent notamment une ligne de ¾ XXL emmenée par quelques-uns des attaquants les plus spectaculaires de l’histoire du ballon ovale : le polyvalent Tana Umaga alors en pleine ascension, le serial marqueur Christian Cullen repositionné au centre pour laisser la place à Jeff Wilson, l’arrière à la technique raffinée, et surtout le bulldozer Jonah Lomu déjà auteur de cinq essais en quatre matchs dans cette édition. Pour mettre toutes ces fusées sur orbite, le sélectionneur John Hart mise sur la charnière des Canterbury Crusaders composée de Justin Marshall et Andrew Mehrtens. Deux joueurs de 26 ans qui se connaissent parfaitement et qui maîtrisent l’art de la gestion des temps forts comme des temps faibles. Mais à quelques jours du match, le sélectionneur décide d’innover et de lancer dans le grand bain le jeune Byron Kelleher en tant que titulaire.

Le demi de mêlée de 23 ans, né à Dunedin et œuvrant pour l’équipe des Otago Highlanders en Super 12 (élu meilleur joueur de la compétition quelques semaines plus tôt), n’a qu’une poignée de sélections mais son profil plait énormément à son entraîneur. Doté d’un physique inhabituel pour le poste (1m75 pour 94kg) on s’attend davantage à voir jouer ce petit bulldozer en troisième ligne, voire en talonneur, qu’en numéro neuf. Ses qualités physiques lui permettent d’évoluer comme un neuvième avant, n’hésitant pas à se frotter aux gros, que ce soit en attaque et en défense. Mais ce n’est pas la seule qualité du natif de l’île du Sud, dont la vitesse de passe est également supérieure à celle de son concurrent au poste, parfois critiqué pour sa lenteur. Hart voit en lui le dernier rouage qu’il manque à la mécanique déjà très huilée de son équipe, permettant d’écarter plus rapidement les ballons vers son impressionnante ligne d’attaque.
Malgré les qualités du jeune Kelleher, ce choix n’est que très peu partagé en Nouvelle-Zélande, beaucoup d’observateurs ne comprenant pas la nécessité de changer une charnière qui se connaît parfaitement et qui performe depuis le début de la compétition. Malheureusement pour les All Blacks, le résultat leur donnera raison. Dans un match complètement fou qui reste encore dans toutes les mémoires, les Français s’imposent à la surprise générale 43 à 31 malgré deux essais du surpuissant Lomu et une réalisation du talentueux Jeff Wilson. Sous le choc après cette déroute, les Néo-Zélandais s’inclinent également dans le match pour la troisième place face à leurs rivaux Sud-Africains et ne parviennent pas à prendre leur revanche de 1995.

Cette défaite face aux Français reste un véritable traumatisme en Nouvelle-Zélande, et le choix de Hart de modifier sa charnière à la dernière minute est largement pointé du doigt. Surtout que Justin Marshall, toujours accompagné d’Andrew Mehrtens, continue de dominer le Super 12 les années suivantes. Le joueur de Christchurch retrouve donc logiquement sa place de titulaire sous l’égide du nouveau sélectionneur John Mitchell qui voit néanmoins en Byron Kelleher le remplaçant idéal pour apporter puissance et dynamisme en cours de partie. Victime de son engagement, le puissant demi de mêlée connaît quelques pépins physiques durant cette période mais il demeure dans le groupe jusque à la Coupe du Monde 2003. Après la polémique de 1995 et l’humiliation de 1999, c’est une nouvelle désillusion pour les Néo-Zélandais qui s’inclinent encore en demi-finale, cette fois-ci face aux tenants du titre Australiens. Cette édition marque un tournant pour les All Blacks avec les départs progressifs de plusieurs joueurs cadres (dont Andrew Mehrtens et Justin Marshall en 2005) et la montée en puissance d’une nouvelle génération ultra prometteuse emmenée par Richie McCaw et Daniel Carter.

L’éternel remplaçant enfin confirmé comme titulaire

2 juillet 2005. Après le nouvel échec à la Coupe du Monde de 2003 c’est l’expérimenté coach Graham Henry (qui a eu les Gallois à sa charge entre 1998 et 2002) qui devient sélectionneur des All Blacks. Après une triste dernière place pour son premier tri-nations, il pose les bases du renouveau du jeu des All Blacks, porté par des avants plus rugueux avec une conquête retrouvée. Son premier grand défi apparaît en 2005 avec la venue sur ses terres des Lions britanniques et Irlandais, équipe qu’il a encadrée en 2001 lors de la tournée en Australie. Les Lions arrivent confiants, s’appuyant sur une très forte ossature de champions du monde anglais et sur la méga star Brian O’Driscoll au centre. Pour le premier match, il renouvelle sa confiance à l’expérimenté Justin Marshall et les All Blacks remportent une rude bataille sur le score de 21-3. Pour la revanche, il décide en revanche d’associer le bouillant Byron Kelleher au jeune prodige Daniel Carter à la charnière. Le match tourne alors à la démonstration (48-18). Derrière un pack ultra mobile et agressif, Kelleher fait parler sa vitesse et sa puissance, et met sur orbite son jeune partenaire qui sort alors une prestation époustouflante, faisant de lui la nouvelle star du rugby mondial. Kelleher apparait comme son parfait complément et gagne enfin ses galons de titulaire, conservant sa place pour le troisième match, également remporté 38-19. Les Lions de Clive Woodward sont humiliés et les All Blacks de nouveau sur le toit de la planète rugby.

Avec leur charnière Kelleher-Carter, les All Blacks enchaînent sur trois victoires en Tri-Nation en 2005, 2006 et 2007 et abordent la Coupe du Monde en France avec le statut de grandissimes favoris. Jamais depuis 1999 cette équipe n’a semblé aussi forte et complète. Le natif de Dunedin, désormais joueur des Chiefs de Waikato, joue son meilleur rugby et s’épanouit derrière un paquet d’avants qui martyrise tous ses adversaires, emmené par une troisième ligne de rêve Jerry Collins / Rodney So’oialo / Richie McCaw. Avec ses cinquante sélections, Byron Kelleher fait désormais figure de cadre de l’équipe, spectaculaire sur le terrain et lors du traditionnel Haka. En matchs de poules les All Blacks explosent tous les records et enchaînent les démonstrations : 76-14 contre l’Italie, 108-13 contre le Portugal,  40-0 contre l’Ecosse et 85-8 contre la Roumanie. Un total ahurissant de 309 points marqués en quatre matchs avec 46 essais, tout simplement injouables. Lors du quart de finale à Cardiff c’est une vieille connaissance qui se présente face à eux : l’Equipe de France, désormais coachée par Bernard Laporte avec dans ses rangs un jeune Thierry Dusautoir. Comme en 1999, Kelleher est titulaire et, comme en 1999, les All Blacks démarrent le match très fort, portés par leur conquête dominatrice. Mais une fois encore, les Français déjouent les pronostics et s’imposent 20 à 18 grâce à une défense de fer illustrée par les 38 placages de Dusautoir (record sur un match jamais égalé). Les Néo-Zélandais quittent la Coupe du Monde dès les quarts de finale, leur pire performance dans cette compétition. C’est également le dernier match de Kelleher en sélection.

Une adaptation record en Europe pour la nouvelle star du Stade Toulousain

26 octobre 2007. Première journée du Top 14. Le Stade Toulousain se déplace sur la pelouse du promu, l’US Dax avec dans ses rangs une nouvelle recrue de poids en la personne de Byron Kelleher, titulaire sous ses nouvelles couleurs quelques semaines seulement après son élimination en Coupe du Monde. Le « Bison » comme il est surnommé, ne rate pas ses débuts en France et contribue à la victoire de son équipe à l’extérieur. Cependant, le joueur a bien failli ne jamais porter le maillot rouge et noir car c’est initialement avec le SU Agen qu’il s’était engagé avant de revenir sur sa décision suite à la relégation du club lot-et-garonnais. Un revirement qui fait le bonheur des Toulousains tant le joueur s’adapte rapidement et devient un rouage essentiel de l’équipe de Guy Noves. Initialement attendu pour être en concurrence avec Jean-Baptiste Elissalde (titulaire dans le camp français lors du quart de finale de Coupe du Monde), les deux joueurs seront finalement associés sur la majorité des rencontres, le Français glissant à l’ouverture pour laisser le All Black à son poste de prédilection. Cette première saison dans la ville rose ressemble à un conte de fée pour Byron Kelleher qui enchaîne les matchs dans son style caractéristique : départs rageurs au ras, passes rapides pour son ouvreur et gros caramels en défense. Dans son sillage, le Stade Toulousain termine la saison à la deuxième place du classement derrière une équipe de l’ASM Clermont qui impressionne. Après avoir disposé du Stade Français en demi-finale (31-13), les Hauts-Garonnais retrouvent les Auvergnats en finale au Stade de France le 28 juin. Pour cette ultime rencontre d’une saison à rallonge, Kelleher sort le grand jeu et permet à son équipe de s’imposer sur le score de 26 à 20. Devenu la coqueluche du public toulousain, Kelleher se lance dans un haka mémorable sur le bus ramenant les champions de France à domicile devant une foule de supporters en délire. Une première saison de très haut niveau dans l’Hexagone qui se conclut de la plus belle des manières pour lui puisqu’il est également élu meilleur joueur du Top14.

Byron Kelleher évolue pendant quatre saisons au Stade Toulousain. S’il continue dans un premier temps sur sa lancée de son incroyable année 2008, son niveau de jeu baisse peu à peu. Cela ne l’empêche pas d’être titulaire lors de la finale de Coupe d’Europe remportée face au Biarritz Olympique en 2010 (21 à 19 pour les Toulousains). L’année suivante, son club va chercher un nouveau bouclier de Brennus au Stade de France face à Montpellier (victoire 15 à 10) mais il ne participe pas aux phases finales. Année après année son influence sur l’équipe baisse, la faute à des petites blessures qui l’empêchent d’enchainer les matchs mais aussi à une hygiène de vie qui nuit de plus en plus à ses performances. Lui qui a toujours été considéré comme un joueur excessif sur le terrain comme dans sa vie privée commence à être pointé du doigt pour ses travers. En 2009, il est ivre au volant de sa voiture lorsqu’il percute un autre véhicule et déclenche une bagarre sur la chaussée, finissant sa nuit en garde à vue. Après 2010, le Stade Toulousain perd également de sa superbe face à la montée en puissance de clubs comme le RC Toulon ou le Racing Club de France qui construisent des équipes redoutables en engageant des stars mondiales. En 2011, Kelleher annonce qu’il quitte son club pour l’Aviron Bayonnais avant de rompre une nouvelle fois son pré contrat comme il l’avait fait avec le SU Agen. Il déménage finalement à Paris pour rejoindre les rangs du Stade Français où il ne joue que quelques mois, se consacrant davantage à la vie nocturne parisienne qu’aux performances du club.

Malgré cette fin de carrière tronquée, Byron Kelleher demeure l’un des joueurs les plus emblématiques de cette période, acteur d’un véritable renouveau pour le Stade Toulousain. Par sa générosité sur le terrain mais aussi par son tempérament bouillant, il marque les esprits et s’impose comme l’un des All Blacks ayant eu la plus belle carrière en France aux côtés de Joe Rococoko, Carl Hayman ou encore Chris Masoe.

Un joueur qui a su imposer son style et qui a révolutionné son poste

5 novembre 2022. Aaron Smith, demi de mêlée de All Blacks depuis 2012, fête sa 113ème sélection face au Pays de Galles et devient l’arrière néo-zélandais le plus capé de l’histoire. Dans le même temps, Antoine Dupont, le demi de mêlée du Stade Toulousain, considéré par beaucoup comme le meilleur joueur de la planète, est le capitaine du XV de France pour une historique 12ème victoire consécutive, un record pour les Bleus. Byron Kelleher, revenu vivre à Paris est régulièrement interrogé par les médias sur les performances de ces deux joueurs. L’ancien All Black se montre notamment dithyrambique sur Antoine Dupont et déclare que celui-ci « lui ressemble beaucoup dans son jeu ». En l’occurrence le leader du Stade Toulousain n’est pas le premier à pouvoir revendiquer l’héritage de Kelleher tant celui-ci a révolutionné son poste.

S’il y a eu un phénomène Jonah Lomu dans les années 90 entraînant la mode des ailiers avec des physiques de deuxièmes lignes, Byron Kelleher aura lui démocratisé le demi de mêlée aux mensurations de neuvième avant initié par le Sud-Africain Joost Van Der Westhuizen. Pas seulement là pour coller à son pack et éjecter les ballons vers son ouvreur et ses trois-quarts, il est capable de se mêler aux avants pour déblayer, plaquer, charger au ras, apportant un danger supplémentaire au bord des rucks. Après son éclosion, nombreuses furent les équipes à vouloir trouver leur Kelleher après avoir cherché leur Lomu. On peut citer par exemple les Gallois avec Mike Phillips (1m91 pour 104kg, 94 sélections pour le Pays de Galles et 6 pour les Lions britanniques et Irlandais) mais rares sont ceux à avoir pu s’approcher du niveau de jeu du modèle original.

Du côté de la Nouvelle-Zélande, son départ a laissé un vide plus grand qu’attendu pour un joueur qui aura finalement mis plus de cinq ans à s’imposer comme titulaire. Entre 2007 et 2011 beaucoup de demis de mêlée avec des profils massifs se sont succédés sous le maillot noir sans réellement convaincre sur le long terme. Parmi eux on retiendra Piri Weepu ou Jimmy Cowan (frôlant tous deux les 100kg) qui se sont partagés le poste durant cette période et notamment en 2011 lors du sacre mondial des All Blacks. Mais aucun de ces joueurs ne semblait en mesure d’apporter la même fougue que le Bison, capable à lui seul de remettre toute son équipe dans le sens de la marche ou d’accélérer le jeu en se mettant au service de ses coéquipiers. Il fallut attendre 2012 pour qu’Aaron Smith explose sous le maillot des Otago Highlanders (lui aussi !) et s’impose rapidement sous la tunique noire cette même année. Si Smith fait figure de poids plume par rapport à son glorieux prédécesseur, il en a en revanche hérité cette passe extrêmement vive et rapide et cette capacité d’accélération permettant de mettre ses attaquants dans les meilleures dispositions.

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En revanche, le contraste physique entre les deux joueurs, ayant pourtant évolué au même poste sous les mêmes maillots, rappelle ô combien le rugby plus que n’importe quel autre sport permet à une immense variété de joueurs, aux profils morphologiques et techniques bien distincts, de s’imposer et d’apporter leur pierre à l’édifice collectif.

Toute en excès, la carrière de Byron Kelleher aura laissé une empreinte marquante dans la planète Ovalie, celle d’un Bison qui a fait constamment avancer ses équipes de l’Otago à l’Occitanie.

Credits Byron Kelleher ©Walesonline.co.uk.