Longtemps trop véloce pour les défenseurs collés à ses basques, Johan Cruyff a été finalement taclé par la maladie à la 69ème année d’une vie jouée au rythme d’un ballon sans cesse en mouvement.
Je suis né un peu tard pour vous conter des souvenirs du Cruyff joueur. Ce sont mon père et mon frère qui m’avaient évoqué cet artiste néerlandais et ses acolytes qui avaient changé le visage du football dans les années 70. Le numéro 14 dans mes souvenirs est plus rattaché à l’accélération ébouriffante de Jean Tigana au milieu de la défense portugaise pour offrir à Michel Platini le but de la qualification à la finale de l’Euro 1984.
Alors que la France remporta son premier titre continental en disposant de l’Espagne en finale, 1984 marqua aussi la fin de la carrière de Cruyff joueur sur un ultime titre de champion des Pays Bas.
La carrière de Cruyff entraineur démarra elle sur les bancs du Barça en 1988 et laissera une trace dans le football aussi indélébile que la Segrada Familia dans le paysage barcelonais.
Le footballeur de génie tel Pelé, Maradona, Platini, Zidane, Ronaldo (le Brésilien), Messi laisse une image éternelle composée de buts incroyables, de gestes surnaturels, qui reste un chapitre individuel dans la grande histoire du football.
Cruyff l’entraineur a osé affronter le plus grand défi qui peut se présenter à cette caste des génies : devenir l’architecte du jeu après en avoir été un de ses plus grands artistes, partager sa science au profit d’une entreprise collective à laquelle il ne contribuera plus sur le terrain, ou comment assurer la pédagogie de son savoir après en avoir été l’acteur principal.
La plupart de cette caste a essayé de relever le défi (de Maradona et Platini à la tête des sélections nationales argentines et françaises à Zidane à la tête depuis peu du Real Madrid) pour peu de succès et de titres remportés.
Cruyff le joueur fut le capitaine, le leader de jeu du football total inventé par l’Ajax Amsterdam au tournant des années 60 et 70. Cruyff l’entraineur innova à son tour, répéta sans cesse que le ballon devait aller plus vite que les joueurs avec le principe du « tiki-taka », caractérisé par le mouvement continu du ballon avec des passes rapides, qui est encore la base du jeu du Barça des années 2010.
Cruyff l’artiste devient Cruyff le visionnaire qui inventa avant tout un rôle, une nouvelle position pour orchestrer le football de conservation et de domination du ballon, « le meneur de jeu inversé ».
Le numéro 10 ne jouerait plus derrière les attaquants, il se tiendrait à présent devant les défenseurs ! Il choisit au Barça Guardiola pour l’incarner, et années après années cette invention se confirma être une des plus grandes trouvailles footballistiques des 3 dernières décennies. Il y a eu l’école milanaise de Sacchi et de Capello dans l’adoption d’un football joué en zone (le fameux bloc équipe) et l’école barcelonaise où le jeu démarre de la défense avec un régulateur opérant dans les positions basses.
Outre les succès qu’elle apporta au Barça (4 titres de champions d’Espagne entre 1991 et 1994, 1 coupe des clubs champions en 1992), la méthode Cruyff fit des émules et fut reprise par de nombreux disciples et ironie de l’histoire au sein du Milan AC, où à partir de 2002 Carlo Ancelotti installa Andrea Pirlo devant la défense pour en faire le métronome de son équipe avec le succès que l’on connait (ligue des champions 2003 et 2007 notamment).
Parmi les exemples français citons Claude Makélélé, milieu offensif de formation, repositionné devant la défense lors de son transfert au Celta Vigo par Victor Fernandez (actuel directeur du centre de formation du Real Madrid, et qui était un admirateur du football prôné par Cruyff), Daniel Bravo, attaquant de soutien, dont la carrière est relancée par Luis Fernandez qui, lorsqu’il prend les rênes du PSG, l’installe devant la défense.
Ce poste est à présent inscrit dans la formation des joueurs et dans le projet de jeu de nombreuses équipes. Parmi les pépites découvertes ces dernières années, Marco Verratti en est l’incarnation, dirigeant avec maestria le jeu du PSG depuis une position basse dans l’entrejeu.
Johan Cruyff nous a donc laissé ce testament footballistique, ce ne fut pas tout le temps une trouvaille gagnante (son Barça fut dévoré cru par le Milan AC en finale de la ligue des champions en 1994) mais le génie aura réussi à partager son savoir, à exprimer sa créativité depuis le banc de touche, souvent vécu comme un véritable châtiment pour ces « fuoriclasse » qui avaient l’habitude de prendre les affaires en main dans le rectangle vert.
Espérons que son souvenir, son héritage inspireront les plus grands du football à se risquer (bravo à Zinedine Zidane d’avoir pris ce chemin) sur les terrains de la transmission de leur savoir, de la prolongation de leur talent pour ainsi perpétuer l’idée que le football est avant tout un jeu avant d’être un enjeu.