A la dérive sportivement, le rugby français doit se tourner très rapidement vers la Coupe du Monde qu’il organisera en 2023 et définir un nouveau projet rompant enfin avec l’amateurisme fédéral. Le chantier sera vaste et doit être lancé dès maintenant. Au boulot !
Des résultats sportifs en net déclin
Le rugby français connaît sa première grave crise de résultats depuis plusieurs décennies. Jusqu’à présent des traitements court-termistes avaient été efficaces pour soigner les maux du deuxième sport collectif le plus populaire sur le territoire. Le XV de France pouvait être ridiculisé à l’automne par les nations de l’Hémisphère Sud ( l’Afrique du Sud en 1997, la Nouvelle Zélande en 2004 ou 2005, l’Australie en 2010), il parvenait à relever la tête pour s’offrir des lendemains victorieux (Grand Chelem en 1998, succès dans le Tournoi en 2006 et 2007). Mais depuis le mirage de la finale de la Coupe du Monde 2011, plus aucun remède administré ne s’est montré pertinent : les changements de présidence, de sélectionneur, de charnière, les naturalisations express ont fait plus causer qu’elles n’ont eu de providentielles portées sportives.
Ainsi, Philippe Saint-André, de 2011 à 2015, a été le premier sélectionneur français de l’histoire à terminer sa mission avec un bilan négatif (20 victoires en 45 rencontres, 44% de succès). Record tristement battu depuis par ses successeurs Guy Novès (33% entre 2016 et 2017) et Jacques Brunel (23% depuis 2018).
Pour la première fois depuis la professionnalisation du rugby en 1995, l’ovalie tricolore va devoir réellement se reconstruire, faire peau neuve pour écrire un nouveau chapitre de son histoire. Et, bien que ce ne soit pas dans ses habitudes, elle devra commencer par partager une vision, une ambition à partir desquels un projet sportif et une organisation pourront ensuite être déclinés.
Une vision : France 2023
C’est LA VISION qui doit rassembler le rugby français. La situation actuelle du XV de France n’est pas sans rappeler celle de son cousin footballeur début 1994 après le traumatisme de la qualification ratée pour le Mondial américain, qui faisait déjà suite à son absence en Italie l’été 1990. Le nouveau sélectionneur Aimé Jacquet avait alors établi un plan de travail pour préparer l’objectif numéro 1 de son mandat : la Coupe du Monde organisée en France en 1998. L’Euro anglais de 1996 et toute une litanie de matches amicaux avaient servi de terrain expérimental pour préparer l’ambition suprême. Jacquet avait essuyé de nombreuses critiques, probablement que sa méthodologie aurait mérité une meilleure communication pour en expliquer les fondements, mais le résultat final fut au-dessus de toutes les attentes !
Il ne faut pas se voiler la face une nouvelle fois : même une très hypothétique Coupe du Monde réussie par les rugbymen bleus au Japon ne ferait que sauver les apparences. Et repousserait probablement encore à après-demain l’exigence de mettre en place durablement une organisation et un projet de jeu pour réussir dans l’élite mondiale.
Un projet de jeu à construire
Les atermoiements successifs de Jacques Brunel démontrent la difficulté de la tâche. Un projet sportif, un style de jeu ne se bâtissent pas en deux rassemblements à Marcoussis, et ne se remodèlent pas au premier écueil, à la première contre-performance. Après la déroute automnale face aux Fidji, le sélectionneur national avait décidé de jouer la carte de la vivacité en titularisant notamment dans les lignes arrières une paire de centres Fofana-Ntamack, puncheuse et fougueuse. Sitôt remplacée au lendemain de la cuisante défaite galloise, par la robuste paire Bastareaud-Doumayrou pour sécuriser le milieu de terrain face aux déferlantes anglaises. Stratégie largement perdante et illustrant l’absence de continuité dans les orientations prises.
Le projet du XV de France devra composer avec les grands principes de jeu affichés par les nations majeures, et s’appuyer sur une nouvelle génération
C’est une des déficiences récurrentes de notre rugby. Et pourtant certains clubs du très décrié Top 14 démontrent qu’un projet sportif peut obtenir des résultats convaincants s’il est bâti dans le temps, même en France ! Ainsi Clermont, depuis le passage marquant de Vern Cotter au milieu des années 2000, déroule un rugby vif, spectaculaire qui séduit les foules et qui gagne en France (souvent en saison régulière, moins souvent en phases finales certes) et qui s’exporte bien à la scène européenne. Dans ce minutieux projet auvergnat, composé autour de nombreux joueurs français, cela fait des années que chaque joueur répète et connaît sur le bout des ongles le plan de jeu, le rôle qu’il doit y jouer, les courses qu’il doit anticiper. Il peut y avoir des années sans comme l’an passé, mais sur le temps le projet sportif a fait ses preuves.
Idem à Toulouse, où Ugo Mola a érigé la vivacité comme l’étendard du rugby qui ferait gagner à nouveau le Stade Toulousain. Là aussi, le succès a été long à venir avec une cauchemardesque saison 2016-2017 terminée à la 12ème place du Top 14. Mais c’était certainement un passage nécessaire pour confronter toute une nouvelle génération de jeunes tricolores (les Marchand, Cros, Bonneval) aux exigences du plus haut niveau.
Assurément, le projet de jeu du XV de France devra composer avec les grands principes affichés par les nations majeures : un jeu fait de vitesse, de répétition de courses à haute intensité et d’une extrême précision dans le jeu d’occupation.
Il devra aussi s’appuyer sur une nouvelle génération. Le rugby français a la chance de compter dans ses rangs une équipe de jeunes qui vient de devenir championne du monde de sa catégorie (U20) en 2018. C’est en grande partie à partir de cette jeunesse talentueuse que devra être construite l’ambition France 2023.
Une organisation à professionnaliser enfin !
Le problème du XV de France tient aussi dans la faiblesse de son encadrement, qui devrait être le garant opérationnel de la stratégie établie. Cette faiblesse est à la fois qualitative et quantitative.
Dans l’équipe fédérale de Bernard Laporte, c’est son vice-président, Serge Simon, qui est le manager en charge des équipes de France et qui a la responsabilité du haut-niveau. On ne reviendra pas sur la carrière pour le moins controversée de l’ancien pilier béglais. Le problème est qu’elle est son seul fait d’arme notable sur le plan sportif et que tout cela est bien léger pour prétendre guider le projet français vers de nouveaux horizons.
De même, le choix de Jacques Brunel pour remplacer Guy Novès, persona non grata sous la présidence Laporte, ressemble plus à un choix dicté par l’éternel réflexe du rugby français de s’entourer de ses meilleurs amis que par la volonté farouche de rechercher de nouvelles compétences. Qu’attendre en effet de l’ancien valeureux sélectionneur des Italiens qui n’a pas révolutionné en long et en large le rugby transalpin durant son séjour romain ? Ou bien de son staff composé d’un entraîneur des lignes arrières, Jean-Baptiste Elissalde, qui n’a pas marqué de son empreinte son passage sur les bancs toulousains ? Ou d’un entraîneur des avants, Sébastien Bruno, à l’expérience bien frêle en club ?
Bernard Laporte va devoir faire preuve d’audace, et chercher des talents en dehors de son premier cercle de fidèles
L’encadrement des Bleus se singularise également par sa composition étriquée par rapport à des staffs de plus en plus pléthoriques dans les grandes nations. Les sélections dominantes intègrent de nombreux spécialistes pour maîtriser un maximum de paramètres impactant la performance sur et en dehors du terrain : défense, jeu au pied, nutrition, mental, etc. Eddie Jones, le sélectionneur du XV d’Angleterre, vient ainsi d’intégrer Will Carling, ancien capitaine de son pays, pour travailler le leadership avec les deux co-capitaines désignés par Jones, Dylan Hartley et Owen Farrell. Preuve d’une volonté de soigner les moindres détails.
Pour trouver de nouveaux hommes, de nouvelles compétences afin d’accomplir ce nouveau projet, Bernard Laporte va devoir faire preuve d’audace, et chercher des talents en dehors de son premier cercle de fidèles. Il pourra s’inspirer de l’athlétisme qui avait osé en 2009 faire appel à des compétences extérieures avec l’ancien lutteur puis directeur technique national de la lutte, Ghani Yalouz, pour prendre les rênes de sa direction du haut niveau. Yalouz y a été un manager très performant (record de médailles aux championnats d’Europe de 2010 puis de 2014, ainsi que 6 médailles aux JO de 2016, meilleur total depuis 1948), apportant une plus value indiscutable à l’athlétisme français.
Dans la même veine, il devra peut-être ouvrir le poste de sélectionneur en dehors de nos frontières, à l’instar des Anglais avec l’Australien Eddie Jones, des Irlandais ou des Gallois avec les Néo-Zélandais Joe Schmidt ou Warren Gatland. Il y a encore d’excellents techniciens en France, les Azéma, Mignoni, Mola, Urios, Travers, Labit, Ibanez ou Galthié. Mais ont-ils aujourd’hui la stature pour être les commandants en chef du futur projet bleu, qui devra être en rupture avec plus de 20 ans d’immobilisme fédéral ? Cela semble risqué, mais cela ne les empêchera pas de faire partie des compétences qui devront composer un staff pluridisciplinaire.
Un leader à identifier, une ossature à bâtir
La Coupe du Monde de l’automne prochain au Japon constitue un formidable terrain de jeu pour confronter la génération 2023 au plus niveau international. Rien ne vaut de goûter une première fois à un Mondial pour se mettre d’attaque pour le gagner quatre ans plus tard.
Cela doit être la première décision forte du président Laporte ou du sélectionneur Brunel en vue de 2023 : il faut emmener au Japon un groupe composé en majorité de joueurs qui formeront l’ossature de l’équipe nationale des quatre prochaines années. Pour commencer cette nouvelle histoire, il faut tout d’abord nommer un nouveau capitaine au relais de Guilhem Guirado. Le Toulonnais a peu de fois démérité sous le maillot tricolore, mais il incarne à la fois une France qui ne gagne plus et une génération qui ne sera pas présente en 2023. Pour lui succéder les candidats ne sont pas légion. Mais comme l’a fait en son temps le duo Skréla-Villepreux en nommant le jeune Raphaël Ibanez nouveau capitaine au sortir de la déroute du Parc face aux sur-protéinés Springboks à l’automne 1997, il faut savoir être hardi et faire de la place pour de jeunes leaders. Le nom d’Antoine Dupont, incroyablement oublié par Jacques Brunel dans son quinze de départ face aux Gallois et aux Anglais, semble être celui qui pourrait rapidement faire l’unanimité.
De même, Brunel, s’il est maintenu aux commandes jusqu’au Japon, doit faire évoluer l’équipe de France dans un cadre de jeu préparant les années à venir. De la vivacité derrière avec Dupont, Carbonel, Ntamack, Fickou, Guitoune et Penaud, de l’intensité devant avec Lembay, Iturria, Jolmes, Macalou, Alldritt, Bamba, Chat. Ne pas emmener cette jeune troupe prometteuse au Japon serait une faute professionnelle, la première à éviter pour rompre enfin avec l’amateurisme d’antan.
Pour le rugby français, 2023 commence maintenant. Il n’est plus question de repousser encore l’échéance pour combler un fossé causé par des années d’immobilisme. Le chemin sera long, ne permettra plus de raccourci. Mais le jeu en vaut la chandelle, alors up and all under !