Fragilisée par sa gestion sportive de la fin de saison passée, la Ligue de Football Professionnel subit un nouveau coup dur avec le refus du nouveau diffuseur Mediapro d’honorer son échéance de 172M€ due en octobre.
Décryptage d’un soudain revirement qui fait craindre le pire pour les clubs de Ligue 1 et qui vient sanctionner la stratégie désastreuse du football français en terme de partenariat.

De la folie des grandeurs à la soupe à la grimace

Qu’il est loin le temps des jubilations du printemps 2018 où le football français avait fait exploser les compteurs en signant un juteux contrat avec le mystérieux et providentiel opérateur sino-iberico Mediapro ! Ce « Pro du Media », recalé lors du précédent appel d’offre de la Serie A Italienne faute de garanties bancaires suffisantes, avait emporté les enchères en mai 2018 en faisant basculer le cœur et surtout le compte en banque des dirigeants des clubs de l’élite alléchés par le pactole de 814 millions d’Euros promis annuellement pendant 4 saisons. Exit alors Canal Plus, le diffuseur historique de la L1, qui devait se contenter des miettes (2 matches par journée), n’ayant pas voulu suivre le nouveau conquistador dans sa folie des grandeurs.

Jaume Roures, le président de Mediapro
Le président de Mediapro, Jaume Roures, lors d’une conférence de presse en mai 2018 ©Eurosport

3.5 millions d’abonnés visés, moins de 300 000 recrutés à fin septembre !

Pour rentabiliser sa mise, Jaume Roures, le président de Mediapro tablait sur le recrutement progressif de 3.5 millions abonnés à 25€ l’abonnement mensuel, un plan très ambitieux avec des objectifs supérieurs aux chiffres réalisés par BeIN Sport depuis son lancement en 2012.

Mais patatras malgré des choix marketing forts, le nom de la chaîne Téléfoot, le duo Margotton-Lizarazu aux commentaires de l’affiche de chaque journée, les premières campagnes de recrutement de Mediapro font flop. Moins de 300 000 abonnés, un point d’équilibre très loin d’être atteint, esquissant les contours d’un accident industriel qui a dû refroidir les ardeurs impérialistes du fonds d’investissement chinois Orient Hontai Capital, actionnaire majoritaire de Mediapro.

Le 5 octobre, le jour où tout a basculé

Cette grave incertitude pesant sur la solidité de son business model a conduit le groupe audiovisuel à ne pas procéder au versement de l’échéance de 172 M€, ce qui a déclenché par ricochet le séisme du 5 octobre, le jour où le football français a pris conscience de l’extrême précarité de la situation.

Comme révélé par Le Canard Enchaîné, Mediapro avait anticipé ce non paiement dès fin septembre en sollicitant le Tribunal de commerce de Nanterre pour établir un processus de médiation entre l’opérateur et la LFP.
L’objectif de l’action initiée par Mediapro, outre le gain de temps qu’elle lui procure en l’autorisant à suspendre temporairement ses versements, est de démontrer que le produit « Ligue 1 » dont elle a acquis les droits en 2018 a perdu de sa valeur deux ans plus tard en raison du Covid et de ses déflagrations économiques. Et ainsi de négocier avec la Ligue une baisse des droits à s’acquitter.

Bien entendu, la LFP ne l’entend pas de cette oreille, arguant que les saisons 2020-2021 de Ligue 1 et de Ligue 2 ayant débuté comme prévu fin août, rien ne s’oppose alors à la pleine activation du contrat liant les deux parties.

Le football français au bord du gouffre

En parallèle de la bagarre qui va se disputer sur le terrain juridique où la Ligue va intenter des actions pour récupérer son dû en Chine ou en Espagne. c’est aujourd’hui tout le football professionnel français qui est au bord du gouffre, à court total de liquidités tellement sa santé financière est liée à la manne des droits TV (plus de 50% des revenus des clubs). Déjà fragilisées par un mercato estival moins prolifique que les étés précédents (-55% de ventes par rapport à 2019) et par une billetterie réduite à néant par les huis clos imposés, les finances des clubs de Ligue 1 sont proches du chaos. D’autant que plusieurs d’entre eux ont déjà réinjecté la hausse attendue des revenus des droits TV dans leur masse salariale…

Lille est un des clubs dont les revenus dépendent le plus des droits TV, selon L'Equipe
Lille est un des clubs dont les revenus dépendent le plus des droits TV, selon L’Equipe

Parmi les clubs potentiellement les plus touchés selon L’Equipe : Nîmes dont 70% des revenus proviennent des droits TV, Angers (62%), Reims et Lille (60%), Nice (59%), Montpellier (58%), Dijon (56%) et Saint-Etienne (54%).

La naïveté et l’amateurisme désarmant de la LFP

Prise de court, la Ligue a réagi en décidant de souscrire un prêt à hauteur de 120 millions d’euros auprès d’une banque étrangère.
Mais le mal est bien plus profond, et c’est uniquement à lui-même que le football français peut s’en prendre dans cette situation rocambolesque.

Aucune garantie bancaire contractée

Sa première (grosse) négligence a été de ne pas contracter de garantie bancaire en cas de défaillance de son diffuseur. Certes ce n’était pas dans ses habitudes tant la Ligue était auparavant en terrain connu, notamment avec Canal + son partenaire depuis 1985. Mais sachant que Mediapro était un nouveau venu dans l’appel d’offre en Hexagone et qu’il n’avait pas été retenu en Italie faute de garantie consentie, la sécurité financière aurait dû prévaloir. La LFP a fait preuve de naïveté et d’amateurisme assurément.

https://twitter.com/Lasciencedufoot/status/1315768142141022208

Cela traduit aussi l’aveuglement d’une corporation, attirée par l’odeur de l’argent, et qui n’a pas pris la mesure de toute la fragilité du modèle des diffuseurs.

Orange, Altice, les échecs qui auraient dû interpeller la Ligue

Ces 15 dernières années, de nombreux opérateurs se sont en effet intéressés au football pour en faire le produit d’appel de leur stratégie de contenus avant d’en sortir précipitamment faute d’avoir rentabilisé leurs investissements.

Orange était ainsi entré dans la danse en 2008 avant de quitter la scène dès 2012, sans espoir d’amortir ses achats de droit. Plus récemment le groupe Altice (SFR, BFM, RMC) a établi le ballon rond en pilier de sa stratégie de convergence mobile-media en faisant l’acquisition des droits TV de la Ligue des Champions en 2018. Trois ans plus tard, après un milliard d’euros investis, le groupe de Patrick Drahi va arrêter les frais, et un plan social est déjà en cours dans les rédactions de RMC Sport.

La Ligue, elle-même, a pu mesurer la difficulté de la tâche, contrainte de stopper en 2012 au bout de quelques mois la chaîne CFoot qu’elle venait de lancer.

Plan social actuellement en cours chez RMC Sport
Un plan social est actuellement en cours chez RMC Sport qui n’a pas réussi à rentabiliser le milliard d’Euros investis dans l’acquisition des droits de diffusion de la Ligue des Champions

L’absence de stratégie de partenariat

Ces échecs auraient dû mettre la Ligue sur ses gardes, sur la vigilance à apporter à un milieu de la diffusion en pleine mutation entre GAFA affamés et peu scrupuleux, offres VoD pléthoriques, opérateurs telecom en quête de diversification et acteurs TV historiques. Et par conséquent sur la nécessité de bâtir une collaboration robuste et durable dans le temps.

Uniquement motivée par l’appât du gain, l’institution s’est complètement fourvoyée dans sa stratégie de partenariat. En s’alliant au plus offrant, elle s’est livrée à une spéculation hautement risquée devenue désastreuse avec les événements des derniers jours.

Les droits TV pour la Ligue 1 ont été multipliés par 10 en 20 ans !
La LFP s’est livrée à une spéculation de plus en plus risquée dans ses appels d’offres aux droits TV

Un partenariat, c’est par définition un mariage raisonné, où le clinquant ne doit pas laisser place à l’aveuglement. C’est exactement le mal qui a frappé la LFP, aveuglée puis finalement bernée par le mirifique chèque du bel hidalgo Mediapro.

Et maintenant que faire pour la Ligue ?

Le nouveau président de l’institution, Vincent Labrune, a deux options pour sortir le football français de la nasse.

Le président de la Ligue, Vincent Labrune, va devoir gérer une situation bien épineuse
Vincent Labrune, fraîchement élu à la tête de la Ligue de Football Professionnel, va devoir gérer une situation bien épineuse ©Icon Sport

Option 1 : négocier avec Mediapro, peu probable

La première est de parvenir dans le cadre de la médiation à un accord avec Mediapro. Le scénario idéal étant que le diffuseur retrouve ses esprits et son portefeuille pour maintenir le niveau de paiement contracté entre les 2 parties.
Mais il est probable que le groupe sino-espagnol voudra entrer dans une phase de négociations pour faire baisser significativement le montant de son investissement, ce qui ne contentera pas la LFP. De plus la relation de confiance entre les 2 partenaires est trop plombée pour rendre cette issue vraisemblable.

Option 2 : lancer un nouvel appel d’offres, forcément moins profitable

L’autre solution est de dénoncer le contrat actuel, ce que la Ligue peut faire après 30 jours de retard de paiement, et ensuite de procéder à un nouvel appel d’offres. Ce qui ne manquerait pas de piment puisque cela signifierait le retour dans la course de Canal +, dont la LFP s’est séparée brutalement en 2018 après plus de 30 ans d’alliance.
La chaîne cryptée serait alors en position de force pour réussir un come-back fracassant à un prix certainement inférieur à celui qu’elle aurait été prête à dépenser il y a 2 ans.

Dans cette pièce de boulevard digne de Feydeau, la Ligue, trop aventureuse et volage, sera dans tous les cas le cocu de l’histoire. Le retour sur terre sera savoureux pour certains, brutal pour d’autres.